Sujet : L'exotisme polaire dans Je m'en vais, roman de Jean Echenoz.
J'accepte que mon travail soit cité dans vos travaux de recherche, merci simplement de citer vos références !
Introduction
« Ce qui fait le charme et l'attrait de l'Ailleurs, de ce que nous appelons exotisme, ce n'est point tant que la nature y soit plus belle, mais que tout nous y paraît neuf, nous surprend et se présente à notre œil dans une sorte de virginité. », écrit André Gide dans son Journal, le 27 août 1935. Effectivement, les notions de surprise, de nouveauté, mais aussi, plus étonnant à première vue, de virginité accompagnent souvent notre définition de l'exotisme. Nous espérons dénicher ailleurs ce qui nous manque là où nous sommes, quand bien même cet ailleurs n'est rien d'autre que le « ici et maintenant » d'autrui. Et c'est bien la raison pour laquelle la notion de virginité est si importante. Qui n'a jamais rêvé, du plus anonyme quidam au plus grand explorateur, de découvrir, de baptiser, un seul endroit encore inconnu ? Du temps des Grandes Découvertes qui vit le Nouveau Monde devenir l'Amérique, nom créé à partir de celui d'Amerigo Vespucci, à notre époque contemporaine qui prête à des étoiles le nom d'un découvreur tapi derrière sa lunette, toujours l'Homme a recherché, traqué, mais surtout espéré l'Ailleurs. En littérature, le XVIIIesiècle a par exemple exploré ces thèmes au travers de chefs-d'œuvres comme Paul et Virginie, de Bernardin de Saint-Pierre en 1787, Les Lettres Persanes de Montesquieu en 1721 ou encore deux ans plus tôt La Vie et les aventures étranges et surprenantes de Robinson Crusoé par l'Anglais Daniel Defoe. Dans ces textes classiques, l'exotisme est décliné de différentes manières, mais il a toujours une finalité, il sert pour ainsi dire de prétexte : Bernardin de Saint-Pierre fait l'expérience littéraire d'un îlot édénique, où ses personnages s'aiment et travaillent, que seules la tempête et la mort viendront détruire ; Montesquieu livre un regard distancé et critique sur les mœurs de son propre pays à travers le regard extérieur de deux Perses ; Defoe, enfin, s'approprie une île et une nature inconnues pour y reproduire son mode de vie de gentilhomme du XVIIIe siècle et notamment auprès de Vendredi devenu son esclave. La littérature n'a fait que plus tard le choix de la réelle quête d'un exotisme, quête dénuée de cette focalisation ethnocentriste. En effet, un écrivain comme Victor Segalen (Essai sur l'exotisme, 1955) a réhabilité le regard de Marco Polo, ce marchand vénitien analphabète qui dès le XIIIe siècle avait décrit dans Le Livre des Merveilles les réalités fascinantes d'un ailleurs inconnu, tout en les mettant parfois à bonne distance critique : il est émerveillé des palais et du système politique, horrifié du cannibalisme. Victor Ségalen écrit qu'il est ainsi préférable d'évoquer « la réaction non plus du milieu sur le voyageur, mais du voyageur sur le milieu vivant. » car « par son intervention, parfois si malencontreuse, si aventurière (surtout aux vénérables lieux silencieux et clos), est-ce qu'il ne va pas perturber le champ d'équilibre établi depuis des siècles ? 1»
Cette contamination potentielle de l'explorateur mène à s'intéresser, dès lors, non plus à ces quelques lopins de terre qui échapperaient encore, de manière incompréhensible du reste, à l'acuité moderne et démythifiante de Google Earth, mais bien à ces endroits qui ont déjà été découverts, qui sont même habités, mais dont le caractère inhospitalier voire dangereux, ou, tout du moins, la charge fantasmatique importante, donne encore envie à l'auteur et aux lecteurs de les affronter. Ces endroits se retrouvent sous la plume d'auteurs actuels, comme J.M.G. Le Clézio (Mondo et autres histoires, Désert qui explorent l'Afrique), Jean-Philippe Toussaint (Fuir, Faire l'amour, La Vérité sur Marie, qui explorent, eux, l'Asie) et celui sur lequel va porter cette étude : Jean Echenoz (Je m'en vais, Au Piano, L'Equipée malaise...).
Jean Echenoz a obtenu le prestigieux Prix Goncourt en 1999 pour le roman Je m'en vais qui retrace le parcours d'un galeriste parisien, Félix Ferrer, quinquagénaire porté sur la gente féminine, toujours sur la corde raide au niveau financier, mis en garde par son cardiologue contre les dangers du froid pour les sujets coronariens comme lui, et auquel son associé Delahaye va proposer une expédition « à plus de cent kilomètres au-delà du cercle polaire arctique2 » dans le but de ramener des antiquités inuits représentant « une fortune3 ».
Le thème de l'exotisme dans ce roman concerne l'évocation du Grand Nord canadien. Cette évocation est importante, et nous y reviendrons dans une première partie qui s'attachera à présenter cet exotisme polaire au travers du vocabulaire et des situations spécifiques rencontrées au Pôle-Nord. Dans une deuxième partie, nous nous arrêterons sur le motif des animaux rencontrés sous ces latitudes et nous mettrons en évidence une corrélation avec le monde occidental, comme dans un jeu de miroirs implicite. Enfin, nous consacrerons une troisième et dernière partie à l'ennui relatif que ressent le personnage et nous tenterons de le mettre en perspective. Pour illustrer notre propos, nous nous appuierons essentiellement sur quelques articles critiques parus à l'automne 1999, à l'occasion de la sortie de Je m'en vais, et disponibles sur le site internet des Editions de Minuit, ainsi que sur le style échenozien qui est, en soi, dépaysant.
« Je m'en vais », dit le personnage principal pour la première et la dernière phrase du roman et nous verrons que nous nous en allons aussi, tantôt vers des contrées lointaines, tantôt vers une proximité revisitée et paradoxalement dépaysante et tantôt vers un style surprenant, avec, toujours, au centre de ces préoccupations la figure féminine qui accueille, guide ou repousse le voyageur des mots qu'est le romancier.
I) Des situations spécifiques au Pôle-Nord
Dans Je m'en vais, il s'agit donc en premier lieu d'un dépaysement dicté par le choix même du lieu évoqué : le Grand Nord. Espace déjà exploré et raconté par d'autres, notamment le célèbre Paul-Emile Victor qui fonda et dirigea les expéditions polaires françaises pendant vingt-neuf ans, comme le souligne Patrick Grainville4 :
« L'aventure démarre quand Delahaye, le comparse, informe Ferrer qu'un navire a fait naufrage sur la banquise quarante ans plus tôt. Il transportait un lot d'oeuvres inestimables. […] Ferrer ne fait ni une ni deux, monte une expédition au pôle. On se dit : c'est Croc Blanc qui recommence ! Moby Dick peut-être ou Paul-Emile Victor à défaut... Mais on sait bien que ce n'est pas du tout le genre d'Echenoz. »
Le Grand Nord devient chez Echenoz un grand terrain de jeu pour un auteur facétieux qui possède « tant de talent et tant d'attraits, tant de charme et tant de virtuosité [qu'il peut nous pousser] hors du chemin droit et sérieux, pour éroder les certitudes, mettre en échec la raison, court-circuiter les vérités établies, ridiculiser les faiseurs de systèmes et leur laborieux et ennuyeux bricolages [et faire] du détournement de lecteur5. »
C'est pour cela qu'il nous faut tout d'abord préciser que sur les 35 chapitres que compte le roman, seuls 8 sont consacrés à l'évocation du Pôle Nord, dans une structure romanesque particulière qui, en faisant alterner un chapitre sur deux Pôle-Nord et Paris durant les seize premiers chapitres, met en valeur ces contrées lointaines comme le souligne Jean-Baptiste Harang6 :
« Ces discrètes et fantasques caméras [les différents pronoms personnels - « je », « vous », « il » utilisé par Echenoz au fil du texte] sont donc braquées tour à tour sur notre ami Ferrer, galeriste nonchalant et désabusé, elles le suivent au plus près un chapitre sur deux, ce qui lui laisse largement le loisir de partir pour le pôle Nord, tandis qu'aux autres chapitres alternés, six mois plus tard, et sans qu'on perde le fil, le même Ferrer se démêle avec ses difficultés financières, sexuelles et existentielles, et se sort avec de belles cicatrices et une magnifique visiteuse d'hôpital d'un infarctus carabiné. »
Ainsi, le sujet global de l'œuvre n'est-il pas cet univers en particulier mais bien la notion de départ, présente dès le titre, car les personnages de Jean Echenoz sont en perpétuel mouvement et ils parviennent à mettre en lumière l'exotisme de nos vies, que ce soit à l'autre bout du monde ou au bout de notre rue. Comme l'écrit Daniel Rondeau, chez Echenoz, « partir ne veut jamais dire que tout est fini mais que tout commence7. » Tiphaine Samoyault8 souligne, de son côté, que cette alternance se prolonge dans la suite du roman entre, cette fois, le personnage de Baumgartner/Delahaye qui se fait passer pour mort après avoir volé le butin, et Ferrer qui, lui, court après ce butin, jusqu'à le retrouver en Espagne :
« L'alternance de point de vue sur l'un et l'autre personnage est le fait d'un narrateur extrêmement malin, qui semble même en savoir plus qu'il n'en dit et distribue les indices avec délicatesse, qui tient aussi à rappeler sa présence : "Changeons un instant d'horizon, si vous voulez bien, en compagnie de l'homme qui répond au nom de Baumgartner." »
Pourtant, si l'expédition au Pôle-Nord n'est pas l'unique sujet du roman, les chapitres qui y sont consacrés possèdent les traits significatifs d'un exotisme polaire, à commencer par le dépaysement. Intéressons-nous donc pour commencer au vocabulaire et aux situations spécifiques au Pôle-Nord.
Nous trouvons ainsi des mots possédant une assez grande puissance évocatrice. Il y a tout d'abord, chapitre 4, une présentation d'oiseaux locaux : « Le ptarmigan, par exemple, l'eider dont on fait l'édredon, le fulmar, le pétrel, et je crois que c'est à peu près tout. » Le nom en lui-même est à ce point évocateur qu'il apparaît comme inutile de décrire des oiseaux qui, paradoxalement, ont bien souvent des allures assez familières : le fulmar ressemble en effet beaucoup à la mouette. Ensuite, le chapitre 10 recèle lui aussi des mots à connotation exotique : nous trouvons par exemple une description de ces « simples tumulus de pierres entassées par les premiers explorateurs de la région pour marquer leur passage » que l'on appelle « cairns ». Ces entassements rocheux servaient de « points de repère mais ils pouvaient aussi contenir des objets témoignant de l'activité passée dans la région : vieux outils, restes alimentaires calcifiés, armes hors d'usage et même, parfois, des documents ou des ossements. ». L'évocation de ces cairns permet de rappeler qu'Echenoz marche sur les pas d'autres avant lui – cela confirme donc notre intuition originelle selon laquelle il n'y a plus rien à découvrir – mais surtout contribue à enrichir le texte de ces fameux « effets de réel9 » mis en évidence par Roland Barthes. Le théoricien explique que sidans le récit historique le détail n'a pour fonction que de « remplir les interstices par des notations structuralement superflues », le réel possède cependant « dans toutes les œuvres courantes de la modernité » une lourde charge connotative qui confère au texte une « illusion référentielle ». Cette « illusion référentielle » se retrouve également, du reste, dans les indications historiques (le 11 septembre 1957, la date réelle du naufrage de la Nechilik, le bateau contenant les œuvres d'art, dont Echenoz a pris connaissance en feuilletant un vieux numéro de National Géographic10) et géographiques (« Par 118° de longitude ouest et 69°de latitude nord, à plus de cent kilomètres au-delà du cercle polaire arctique et moins de mille du pôle magnétique », chapitre 11).
Dans ce chapitre 10, apparaît également une nourriture dont le nom seul, « angmassaets », suffit à éveiller une nouvelle fois un sentiment d'exotisme chez le lecteur :
« On se nourrissait toujours des mêmes rations individuelles équilibrées, étudiées pour ce genre d'entreprise. Mais, afin d'améliorer l'ordinaire, une fois l'on ramassa quelques angmassaets en vue d'une friture. Après la chute en mer d'un gros bloc de glacier, une haute vague avait projeté sur une rive ces petits poissons d'un format de sardine ; avant toute chose on dut chasser les mouettes qui, menaçant de plonger en piqué, tournoyaient sourdement au-dessus des angmassaets. »
Enfin, toujours, dans ce chapitre 10, le personnage est également invité à découvrir le vocabulaire local :
« Et pendant qu'on dînait, Angoutreto [le guide] apprit à Ferrer quelques uns des cent cinquante mots qui concernent la neige en idiome iglulik, de la neige croûteuse à la neige crissante en passant par la neige fraîche et molle, la neige durcie et ondulée, la neige fine et poudreuse, la neige humide et compacte et la neige soulevée par le vent. »
Ainsi, nous constatons dans ces deux passages qu'Echenoz ne se contente pas de suggérer l'exotisme au travers d'un seul mot rare. Il met également en scène des situations qui, aussi bien pour le personnage que pour le lecteur, sont éloignées de celles rencontrées sous nos latitudes. Il suffit d'imaginer la chute de ce « gros bloc de glacier » et la « haute vague » qui suivit pour ressentir cette atmosphère éloignée de la nôtre. De même, cette déclinaison du mot « neige » proposée par le guide permet de mettre en scène un autre rapport à la nature. Dans cet univers, la neige ne se pense pas au travers du nombre de passage à l'heure des saleuses ou du taux d'enneigement des stations de sports d'hiver, mais simplement pour elle-même. L'homme, dans ce tableau que peint Echenoz, vit au rythme de la nature, il n'essaie pas de la domestiquer.
Du reste, nous pouvons ajouter que ces situations que l'œil occidental qualifie volontiers de « cocasses » abondent au fil du texte, comme le souligne Jean-Baptiste Harang :
« Nous aurons appris qu'il pousse des cèpes occasionnels en arctique, que tout est bon dans le phoque. […] Les ours sont gauchers. On apprend donc beaucoup de choses, comment réussir un enterrement, […], où trouver les pôles sur un planisphère tant ils sont rétifs à l'espace plat, que là-bas "les journées sont interminables, les distractions, sont nulles, il y fait un temps de chien" (chapitre 14)»11
Arrêtons-nous sur l'une d'entre elles : les trous que font les autochtones dans la glace en vue de l'enterrement des futurs défunts.
Le personnage se trouve à Port Radium, au chapitre 12, après avoir mis la main sur les antiquités. Il doit patienter, le temps que « le magasinier du supermarché [puisse] adapter aux gabarits souhaités de solides emballages de téléviseurs, de réfrigérateurs et de machines-outils » pour construire des « conteneurs appropriés [vu que] le bois, sous ces climats, n'existe pratiquement pas. » Durant cette attente, Ferrer est témoin de la scène suivante qui est pour le moins déconcertante de par l'apparent mode de vie archaïque des habitants qui, dans le même temps, suivent tout de même le chemin de la modernité :
« Il lui arriva, dans le calme général, d'observer quelques activités. Deux sujets prévoyants, profitant du dégel, creusaient des trous dans le sol momentanément meuble en vue d'ensevelir ceux de leurs proches qui mourraient pendant l'hiver prochain. Deux autres, entourés de matériaux préfabriqués, construisaient leur maison en kit en suivant bien le mode d'emploi grâce à une vidéocassette explicative ; fusillant le silence, un groupe électrogène alimentait le magnétoscope en plein air. »
C'est comme si le temps ne s'était qu'en partie arrêté à Port-Radium, que le progrès y avait déposé son empreinte, au travers par exemple de la présence d'un magnétoscope (qui diffusera même un peu plus tard une vidéo pornographique !), mais qu'il restait des poches presque anachroniques car une machine peut assujettir la glace. Ces poches de résistance sont liées au respect, comme nous le disions, de la nature et de son rythme.
Il est en ce sens intéressant de nous pencher, maintenant, sur un élément en particulier de cette nature : les animaux.
II) Le rapport aux animaux
Les personnages de Je m'en vais ont sous ces latitudes lointaines un rapport particulier aux animaux. Nous avons déjà évoqué certains oiseaux que Ferrer voit de loin et dont la mention seule prête au texte des allures exotiques, mais nous pouvons maintenant nous pencher sur les moustiques, les chiens de traîneau finalement remplacés par des skidoos (chapitres 8 et 10) et un ours blanc (chapitre 10) qui apportent, chacun à leur manière, une lumière nouvelle sur cette notion d'exotisme.
Echenoz précise tout d'abord que « sous ces latitudes, l'homme est pratiquement inconnu des animaux qui ne se méfient pas de lui12 », façon de suggérer que les personnages n'auront pas à souffrir d'une présence animale trop envahissante ou dangereuse. Or, si au début les moustiques « étaient très facile à tuer [...]d'un revers de la main », bien vite le narrateur constate que cela « ne les empêchait pas de rendre l'existence infernale, attaquant par dizaines au mètre cube et piquant au travers des vêtements, spécialement aux épaules et aux genoux sur lesquels l'étoffe se tend. » Les personnages « ayant bouché les trous d'aération de [leur] couvre-chef [avançaient] en se battant les flancs. » Plus tard, les attaques se muèrent en assauts car « leurs larves étant arrivées à maturité dans les flaques innombrables, ils attaquent de plus belle [et] ce n'est plus par dizaines mais par centaines au mètre cube qu'ils mènent leurs assauts en escadrilles serrées, pénétrant votre nez, votre bouche, vos oreilles et vos yeux pendant que vous arpentez et piétinez le permafrost. » (chapitre 10). L'emploi des adjectifs possessifs renforce le côté aventurier de l'extrême à travers le regard duquel le lecteur vit l'aventure exotique. Pour venir à bout de ces assauts répétés, le personnage a de nouveau recours à une solution pour le moins cocasse puisqu'il doit « fumer, dans leurs moments de furie, deux ou trois cigarettes à la fois », lui qui s'est vu interdire par son cardiologue le tabac et les écarts importants de température ! Ces petites bêtes soulignent donc l'idée toute simple selon laquelle faire le pari de l'exotisme suppose une acceptation du danger, de l'inconnu, une remise en question de notre quotidien et de notre « zone de sécurité ».
Les moustiques ne sont pas les seuls animaux sur lesquels s'arrête le narrateur puisqu'il évoque également les chiens de traîneau dont les relations conflictuelles émaillent d'incidents le périple menant aux antiquités. Tout d'abord, ils sont présentés comme des chiens « hirsutes, malpropres, d'un pelage noir jaunâtre ou jaune pouilleux et [avec] un sale caractère. » Ils n'ont pas l'air de « s'estimer beaucoup entre eux […] et Ferrer comprendrait vite que, pris en particulier, aucun de ces animaux n'était bien fréquentable. » Lorsque l'on sollicite l'un d'entre eux, «il ne réagissait même pas, signifiant d'un bref regard latéral qu'on devait s'adresser au chef de meute. » Or, et nous rejoignons en cela la richesse et la surprise des images utilisées par l'auteur sur lesquelles nous nous arrêterons plus bas, « celui-ci, conscient de son importance faisait alors des mines et ne répondait qu'à peine d'un œil, œil courroucé de cadre au bord du stress, œil distrait de sa secrétaire en train de se faire les ongles. ». Naturellement, on se demande ce qui motive pareil comportement, et on le comprendra lorsque Ferrer sera éjecté du traîneau et que les chiens «[détaleront] à toute allure et dans plusieurs directions à la fois » jusqu'à ce que l'attelage soit « coincé en travers de la piste, immobilisant au bout de leurs courroies les chiens qui se [mettront] aussitôt à s'engueuler bruyamment entre eux ». On le comprendra car le seul moyen trouvé par les guides pour reprendre les commandes sera d'« apaiser les bêtes à coup de fouet ». L'ironie mordante présente dans le verbe « apaiser » vient contrebalancer ce sentiment nauséabond d'une nature maltraitée dans un endroit presque vierge de toute présence humaine. Cette ironie se retrouvera un peu plus tard lorsque, après que les chiens se sont rués sur le « corps d'un pachyderme [prisonnier de la glace] depuis va savoir quand », le narrateur précisa qu' «on commençait à en avoir un peu marre, de ces chiens [et que] ce serait le dernier jour qu'on recourrait à leurs services », un peu comme des intérimaires qui se seraient mal acquittés de leur mission. Derrière l'apparente description d'un monde animal aux allures de Croc Blanc de Jack London se cache bien plus qu'un simple attelage de chiens de traîneau. Nous pouvons percevoir, de manière allusive certes, les germes d'un rapprochement entre les deux mondes – celui du Grand Nord et celui du monde des affaires auquel appartient Ferrer.
Enfin, après la cocasserie et l'ironie, nous pouvons relever que l'auteur, dans ce Grand Nord, a recours à une forme de cynisme au travers de l'allusion à un ours blanc à la fin du chapitre 10. En effet, « ils aperçurent un ours au loin, tout seul sur la banquise, montant la garde auprès d'un trou d'aération de phoques. » Il ne vit pas les personnages, « mais Angoutretok, à toutes fins utiles, fit connaître à Ferrer la marche à suivre en cas de rencontre intempestive avec un ours. » :
« Ne pas fuir en courant : l'ours court plus vite que vous. Tenter plutôt de détourner son attention en jetant latéralement quelque habit coloré. Enfin, si l'affrontement paraît inévitable, se souvenir en désespoir de cause que tous les ours blancs sont gauchers : quitte à croire pouvoir se défendre, autant aborder la bête par son côté le moins vif. C'est assez illusoire, mais c'est toujours ça. »
On le voit, l'évocation de ce Grand Nord où « la nuit ne tombait jamais » (dernière phrase du chapitre 8) est finalement pour l'auteur, au travers de ces descriptions et de ces situations, teintée d'un certain malaise. En effet, comme l'écrit Jean-Baptiste Harang13, « à bien y réfléchir c'est partout pareil [et] Jean Echenoz a réussi son affaire, à faire sourire avec de la tristesse, à faire aimer avec de l'amertume, à faire rêver avec des contingences ». Ce malaise porte explicitement un nom dans le texte : l'ennui. Nous allons maintenant voir qu'il s'agit d'un ennui bien relatif.
III) Un ennui relatif
Pierre Lepape14 souligne que « comme la mort, le pôle est un lieu où toutes les différences s'abolissent, dans une blancheur d'hôpital. Le jour, la nuit, l'est, l'ouest, la mer, le ciel, la terre. » Dans un univers aussi aseptisé, il semble en effet bien naturel que le personnage sombre dans un ennui plus ou moins profond, surtout si on se souvient que ce voyage vers le froid est simplement motivé par l'appât du gain et non par un désir de rencontre avec l'Autre ou de découverte de l'Ailleurs. Le voyage est subi par le personnage bien plus que vécu sur le mode du plaisir. Il ne se laisse pas émerveillé par ce qui l'entoure.
Le narrateur ne s'y trompe pas et s'arrête en effet sur ce thème de l'ennui à plusieurs reprises. Ce dernier apparaît dès le trajet en brise-glace, après une description de quelques « villages désertés sur les rivages du Labrador, construits à l'origine par le gouvernement central pour le bienfait des autochtones et, de la centrale électrique à l'église, parfaitement équipés. » :
« C'était intéressant, c'était vide et grandiose, mais au bout de quelques jours un petit peu fastidieux15. »
Cet ennui prend toute sa dimension lorsque le personnage en est réduit à lutter contre lui de façon quasi physique, après une escale « pour des raisons techniques […] au milieu de la banquise » au cours de laquelle « Ferrer aperçut une famille de morses assoupis, serrés les uns contre les autres sur un glaçon flottant », sorte de bulle, de pause, qui, bien vite, laisse de nouveau la place à l'ennui :
« Puis le cours des choses reprit, interminable. Il y avait un moyen, cependant, pour combattre l'ennui : couper le temps comme un saucisson. Le diviser en jours (J moins 7, J moins 6, J moins 5 avant l'arrivée), mais aussi en heures (j'éprouve une petite faim : H moins 2 avant le déjeuner), en minutes (j'ai pris mon café : normalement M moins 7 ou 8 avant de me rendre aux toilettes) et même en secondes (je fais le tour de la passerelle : S moins 30 approximativement ; entre le temps de décider de faire ce tour et le temps d'y réfléchir après, je sauve une minute). Bref il suffit, comme en prison, de compter de quantifier le temps de tout ce qu'on fait – repas, vidéo, mots croisés ou bandes dessinées – pour tuer l'ennui dans l'œuf. »
Jean Echenoz a ainsi confié à Matthieu Remy sa « grande sensibilité à l'ennui16 » :
« Je ne peux pas envisager un roman sans mouvement. C'est peut-être encore lié à ma grande sensibilité à l'ennui. Si ça ne bouge pas, d'une manière ou d'une autre, ça me fige de façon insupportable. Je ne sais pas pourquoi mais je ne peux pas concevoir un roman sans ce mouvement, sans qu'il passe par des lieux qui, s'ils n'ont pas l'air d'être fascinants pour le personnage qui les traverse, le sont pour moi. Soit parce que je les ai vus, soit parce que je les ai reconstitués. Il faut que ces lieux possèdent, encore une fois, une pertinence romanesque. Cette pertinence-là, on ne la trouve pas partout. »
Cette « pertinence romanesque » qui fait échapper comme par miracle à l'ennui, si elle ne naît pas dans ou de ce paysage polaire, apparaît en revanche, et ce de façon très nette, dans les relations qu'entretient Ferrer avec la gente féminine locale. Déjà sur le brise-glace, c'est une femme qui vient rompre cet ennui mordant, en la personne de Brigitte qui fait office d'infirmière et de bibliothécaire. La démarche de séduction entreprise par Ferrer semble beaucoup plus importante que le paysage lui-même et lorsque « l'imprévisible s'est produit », au chapitre 8, c'est-à-dire qu'il se réveille aux côtés de ladite Brigitte, il peut quitter le brise-glace, « l'objectif atteint », sans qu'on sache de quel objectif il s'agit : géographique ou sexuel :
« C'était dimanche, un vrai dimanche, cela se sentait dans l'air où quelques pelotons épars de cormorans se poussaient plus mollement que d'habitude. En remontant vers la passerelle, on croisa une partie de l'équipage qui sortait de la chapelle, parmi quoi le radiotélégraphiste dissimulant mal son dépit [car il était l'amant attitré de Brigitte jusqu'alors]. Mais on allait bientôt atteindre l'objectif de Ferrer, de toute façon, pour ce radiotélégraphiste ce n'était plus qu'une question d'heures avant d'être débarrassé de ce rival qui, l'objectif atteint, fit ses adieux au commandant et à l'état major sur la passerelle puis, retourné dans sa cabine, ses valises. »
Ensuite, à l'avant-veille de son retour pour la France, alors qu'il attend que ses antiquités soient conditionnées, Ferrer « fraternisa avec toute la famille Aputiarjuk » au sein de laquelle figure « une jeune fille […] qui lui souriait comme les autres ». Les personnages s'installent pour faire connaissance et Ferrer, jusqu'alors à la limite de la psychorigidité tant il est obsédé par ses antiquités, se laisse prendre au jeu : « […] il faisait chaud, le poêle ronflait, tout le monde rigolait, la jeune fille lui souriait, ah, parlez-moi de Port-Radium. » Lors de son retour à Paris, il est alors intéressant de noter que son séjour dans le Grand Nord s'est conclu de manière très positive et que, contre toute attente aux vues de l'ennui ressenti et des obstacles affrontés, une certaine forme de nostalgie, de regret même, apparaît :
« Il avait dû passer plus de temps que prévu à Port-Radium. Chaleureusement adopté par la famille Aputiarjuk chez qui il avait fini par prendre tous ses repas et dont la fille, chaque soir, venait le rejoindre dans sa chambre, il avait laissé traîner un peu la fabrication des conteneurs. Pendant quelques jours mêmes, à vrai dire, telle était la douceur du foyer Aputiarjuk qu'il n'avait plus tellement pensé à ses antiquités. Jours heureux à Port-Radium. Mais une fois les conteneurs achevés, il avait bien fallu décider de s'en aller. Ferrer craignait un peu de se montrer, comme d'habitude, décevant, mais les parents Aputiarjuk n'avaient pas fait d'histoires en comprenant qu'il ne serait pas leur gendre et les adieux, somme toute, avaient été plutôt gais17. »
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Finalement, comme l'écrit le critique Patrick Grainville18, « Ferrer campe un quidam assez grandiose, côté femmes. Il excelle. Il ouvre le bec. Elles tombent. Laurence. Victoire, Bérangère, Sonia, Hélène. […] Ferrer, incorrigible, arrive à lever (sic) une vahiné des neiges, petite Inuit peut-être, de la famille Aputiarjuk ! L'exotisme polaire, ça existe... ». Pierre Lepape19 atténue pour sa part ce jugement de façon très pertinente en soulignant que « sa récolte d'objets funéraires faites, Félix rentre à Paris, mais ne retrouvera jamais plus de point fixe ni de ligne sûre », car s'il avait semblé trouver un équilibre auprès de cette famille Inuit à l'autre bout du monde, une fois de retour à Paris, celle avec qui il reprendra goût à la vie et à l'amour, Hélène, s'en ira aussi, comme lui l'avait fait au début du roman, avec le peintre Martinov. Ferrer restera seul et, si l'on fait le compte, le seul endroit où il aura semblé en mesure d'être heureux dans ce roman aura justement été au milieu de cette famille à Port-Radium.
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Enfin, et c'est un point non négligeable, si le personnage ressent donc une forme d'ennui que viennent consoler ses conquêtes, le lecteur, lui, face à ce roman, ne ressent aucun ennui, tant l'auteur fait preuve d'originalité dans son écriture (il suffit de penser par exemple au début du chapitre 16 où Echenoz choisit, pour nous apprendre que Ferrer atterrit à Paris, de se concentrer sur le « lapin terrorisé » qui est pris en chasse par « Winston », le furet des « deux agents techniques des Aéroports de Paris qui patientent près de l'entrée du terrier ») et de maestria dans la construction de son récit, comme nous l'avons vu précédemment, basé sur l'alternance des climats et des personnages. L'exotisme se décline alors dans un savant jeu de miroirs, entre l'ici et l'ailleurs qui permet de mettre en valeur les deux univers comme le souligne encore Pierre Lepape :
« Je m'en vais est un miroir promené sur notre globe. C'est un roman réaliste qui raconte comment nous perdons le sens de la réalité et comment la vie nous échappe. Pour parvenir à saisir cet objet insaisissable, Echenoz multiplie les points de vue, du microscopique ou macroscopique, les modes narratifs, les rythmes du discours, passant de l'extrême nonchalance à la vitesse des bolides, le régime des images et des métaphores. C'est à la fois délicieux et inconfortable, parfaitement précis et manigancé pour perdre le lecteur et le sortir de ses habitudes. L'aventure du livre se double de l'aventure de sa lecture. »
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Ces métaphores et ces images originales, rapprochant les uns des autres des éléments vraiment inattendus un peu à la manière d'un travail poétique, se trouvent très souvent sous la plume d'Echenoz et contribuent à ce que l'on pourrait appeler un « exotisme stylistique » tant le lecteur est invité à voyager à travers la formulation même. Nous en avons déjà citées quelques unes (les chiens, le temps saucissonné, etc.), nous pouvons penser ici, par exemple, à cette description des icebergs qui commence de façon très classique, à la limite de la banalité, avant, subitement, de proposer une image surréaliste qui rehausse l'ensemble et crée la surprise comme l'appelle de ses vœux André Gide au sujet de l'exotisme :
« Parfois épars à la dérive et parfois regroupés, immobiles, en armada ancrée, certains d'entre eux étaient lisses et luisants, tout de glace immaculée, d'autres souillés, noircis, jaunis, par la moraine. Leurs contours dessinaient des profils animaux ou géométriques, leur taille variait entre la place Vendôme et le Champ-de-Mars. Ils paraissaient cependant plus discrets, plus usés que leurs homologues antarctiques qui se déplacent pensivement en grands blocs tabulaires. Ils étaient également plus anguleux, asymétriques et tarabiscotés, comme s'ils s'étaient retournés plusieurs fois dans un mauvais sommeil20. »
Conclusion
Si Jean Echenoz avait voulu remettre la banquise de Paul-Emile Victor au goût du jour, nul doute que son but a été atteint. En effet, il a su non seulement, au travers du vocabulaire et de certaines situations, nous présenter des singularités locales inattendues – « pour rafraîchir le whisky, on envoya la fille briser un peu de glace sur l'iceberg le plus proche », à Port-Radium en compagnie de la famille Aputiarjuk21 – mais il a surtout su mettre en place un va-et-vient entre l'ici et l'ailleurs, aussi bien dans la structure même du récit que dans des allusions qui font office de miroirs, ou encore dans une forme de nostalgie d'un éden entraperçu : « Lorsqu'il ouvrit les yeux [allongé à l'hôpital, après son infarctus], il ne vit d'abord autour de lui que du blanc comme au bon vieux temps de la banquise22. »
L'exotisme échenozien dans Je m'en vais ne se limite cependant pas à l'aspect géographique. Il concerne également le style même de l'auteur, fait de rapprochements inattendus qui maintiennent en perpétuel éveil l'attention du lecteur qui ne peut se permettre le luxe de faire l'impasse sur les descriptions, tant celles-ci sont sources de surprises.
Enfin, Echenoz fait sans cesse voyager ses personnages – du Pôle Nord à l'Espagne en passant par Paris et le Pays Basque, même si nous ne nous sommes pas arrêtés sur ces destinations – comme pour leur éviter ce grand appel du vide ressenti par Ferrer sur la banquise et qu'il traduit par le mot « ennui », là où d'autres diraient plus facilement dépression née de la solitude : « […] on peut la [Brigitte] complimenter sur ses compétences, sur sa belle apparence, sur son bronzage paradoxal sous ces climats. On apprendra ainsi que, pour éviter la dépression ou pire, une convention collective a prévu que dans les régions privées de soleil le personnel féminin a le droit de bénéficier de rayons ultraviolets quatre heures par semaine. » (chapitre 6). La tentation de l'exotisme deviendrait alors sinon une fuite en avant, du moins un formidable espoir pour ne pas plonger dans ce vide existentiel qui nous guette tous, comme le précise Pierre Lepape en guise de conclusion à son article23 :
« On a beaucoup parlé de la virtuosité d'Echenoz. C'est le plus évident de ses talents : cette manière unique de faire briller chaque mot dans la phrase comme s'il était tout neuf et d'enchaîner les phrases comme des figures d'acrobatie suspendues au dessus du vide. Mais ces prouesses formelles [...] ne doivent pas, à leur tour, faire illusion : Echenoz ne joue les funambules que pour mieux nous faire sentir la proximité du vide. »
1SEGALEN Victor, Essai sur l'exotisme, Fata Morgana, 1978 ; nouvelle édition, Livre de poche, coll. Biblio-essais, 1986, page 32.
2Chapitre 11
3Chapitre 12
4GRAINVILLE Patrick, « L'exotisme de la banquise », Le Figaro, 24 septembre 1999.
5LEPAPE Pierre, « Petites nouvelles du coma », Le Monde, 17 septembre 1999.
6HARANG Jean-Baptiste, « Jean Echenoz, Arctique de Paris », Libération, 16 septembre 1999.
7RONDEAU Daniel, « Le chant des départs », L'Express, 23 septembre 1999.
8SAMOYAULT Tiphaine, « La libre circulation des valeurs littéraires », La Quinzaine littéraire, 16 septembre 1999.
9BARTHES Roland, « L'effet de réel », dans Littérature et Réalité (collectif), Paris, Seuil, 1982.
10HARANG Jean-Baptiste, « La réalité en fait trop », Libération, 16 septembre 1999.
11HARANG Jean-Baptiste, « Jean Echenoz, Arctique de Paris », Libération, 16 septembre 1999.
12Chapitre 8.
13Ibid.
14LEPAPE Pierre, « Petites nouvelles du coma », Le Monde, 17 septembre 1999.
15Chapitre 4.
16REMY Matthieu, entretien paru dans la revue Zooey, n°3, Nancy, novembre 2002.
17Chapitre 16.
18GRAINVILLE Patrick, « L'exotisme de la banquise », Le Figaro, 24 septembre 1999.
19LEPAPE Pierre, « Le paysagiste cartographe », Le Monde, 4 novembre 1999.
20Chapitre 6.
21Chapitre 14.
22Première phrase du chapitre 24.
23LEPAPE Pierre, « Le paysagiste cartographe », Le Monde, 4 novembre 1999.