Comme ils disent, Aznavour, 1972.
Pièce écrite lors d'un atelier d'écriture à la médiathèque de Pont à Mousson vendredi 8 février.
EN TERRASSE
A la terrasse d’un café. Deux couples assis chacun à une table.
Table de gauche : Une femme jeune, en robe d’été, cheveux longs détachés, yeux en amandes, allure svelte et libérée. Elle a nonchalamment posé un gilet noir sur ses épaules. Face à elle, un homme plus âgé, déjà mûr pour avoir son bras droit rivé à une mallette. En costume-cravate, cheveux courts, des yeux cernés et pesants.
Table de droite : Une petite femme entre deux âges, coupée à la garçonne, nez long, regards affligés. Face à elle, un homme beaucoup plus âgé, d’allure avenante. Vêtu d'une veste et d'un pantalon noirs. Bras gauche en appui sur le dossier d'une chaise, il est ravi.
En attente, non loin d'eux, un serveur en costume chatoyant. Jeune, souriant, dynamique.
SCENE 1 : LES DEUX COUPLES
TABLE DE GAUCHE |
TABLE DE DROITE |
L'homme d'affaires : Bon... Voilà... C'est fini. Bon... Quelle heure ? (Il regarde sa montre.) Oui... On a encore du temps... (Il prend la main de la jeune femme.) Ça va, toi ? Tu n'as pas froid ? La jeune femme : Merci, ça va... Ta mère.. m'a donné ce gilet noir affreux... Aucun goût, mais bon... J'ai accepté. Et vu qu'elle s'est barrée avant même le début de la cérémonie, je n'ai pas pu le lui rendre. Bref... C'est toujours mieux d'être moche chez les autres que malade chez les siens. Bref... tu m'offres quoi ? L'homme d'affaires : Je ne sais pas... On pourrait aller dans cette petite bijouterie, là, à l'angle... Tu... La jeune femme : Non, à boire, je veux dire. Tu m'offres quoi à boire ? Inutile de jouer aux m'as-tu-vu loin de chez soi, voyons... (Elle tourne la tête vers son voisin âgé.) |
L'homme âgé : Vraiment, je te jure, cette matinée ! On va en parler longtemps ! Je me serais cru à Pigalle ! Des plumes, des plumes et toujours des plumes ! (Il rit grassement.) Bref... On va se dessécher. Tu bois quoi ? La femme : Tes paroles. L'homme âgé : Pardon ? La femme : Tes paroles. Je bois tes paroles. Ta vie est si passionnante. |
SCENE 2 : LES MEMES PUIS UN SERVEUR
TABLE DE GAUCHE |
TABLE DE DROITE |
La jeune femme : Moi, on m'avait toujours dit qu'à Paris les gens faisaient la gueule, que c'était obligatoire pour être parisien. Mais non, finalement. L'homme d'affaires : Oui... Je ne sais pas..., je suis parti très jeune... La jeune femme : En même temps, là, ça aurait été l'occasion rêvée de vraiment faire la gueule. Tu vois... comme si... finalement toutes ces tronches fermées que tu croises, là, dans la rue... s'entraînaient. (Elle se retourne, pose sa tête en appuie sur son bras et observe les passants longuement avant de reprendre.) Tu as vu cette fille qui a mon âge, à peu près ? Elle faisait une gueule ! On aurait dit un Prozac sur pattes, je te jure ! Eh bien, imagine-la, cette fille, tout à l'heure, sur notre banc d'église ! Elle aurait eu de l'entraînement pour l'enterrement ! L'homme d'affaires : Oui.. C'est sûr qu'elle aurait été parfaite en nièce ou même en employée en deuil. Elle fait bien la gueule. La jeune femme : Oui, c'est ce que je me disais en entrant dans l'église ! Je me disais, ils ont de l'entraînement et, en plus, ils le connaissaient sans doute, le mort, je veux dire... Alors que moi, je n'ai pas cet entraînement, je ne peux pas rivaliser, tu comprends... Tu sais, la fameuse gueule d'enterrement, eux, je me disais qu'ils l'auraient ! Pis... non, en fait. Je les voyais tous, là, détendus, à sourire, à se taper des bises. Et tous en costumes ! On se serait cru à Carnaval ou aux Folies Bergères ! L'homme d'affaires : Et toi, en plus, au contraire de ces gens, tu n'avais jamais rencontré mon père. La jeune femme : Oui, je sais, c'est ça qui est fou ! On aurait dit que c'était moi la plus triste ! Et à Paris, en plus ! Tu imagines ? Il n'y avait que... les porteurs du cercueil et ta mère qui faisaient la gueule, enfin pour le peu qu'elle est restée. Le monde à l'envers. (Elle regarde l'homme de la table voisine.) L'homme d'affaires : Tiens, voilà le serveur. Il va prendre la commande de nos voisins. Ça va être à nous. |
L'homme âgé : En tout cas, les pourliches avec ces zouzous-là, ça vaut le coup. J'en ai plein les poches, regarde ! (Il exhibe des liasses de billets issues de ses deux poches de pantalon.) Porter un cercueil, ça te tue les lombaires mais ça guérit bien tes angoisses de fric ! Bref... On pourra peut-être aller... au cinéma. La femme : Oui, ils passent des films. Silence. Long. L'homme âgé : Voilà... Des films. Au cinéma. Enfin... quand tu auras fini ton stage, bien sûr. Ça... ça se passe bien, d'ailleurs... à ce que j'ai vu... Tu... (Il regarde discrètement l'homme à sa gauche.) La femme : Oui, les gens m'aiment bien. Je... Silence. Long. L'homme âgé : Voilà, tu... Tu sais bien conseiller quel cercueil est le plus... confortable. La femme : C'est ça. C'est tout à fait ça. Entre le serveur. L'homme âgé : Ah ! Enfin ! Nous allons... commander. |
SCENE 3 : LES MEMES
TABLE DE GAUCHE |
TABLE DE DROITE |
Le serveur (avec un fort accent anglais) : Bonjour, puis-je prendre votre commande ? La jeune femme : Ça alors ! Paris est vraiment une ville multiculturelle ! Je prendrai... une Vittel-orgeat , please ! Le serveur : OK, thank you... And... vous, que désirez-vous ? Le jeune homme : Un Pepsi citron.. C'était la boisson préférée de mon père, enfin je crois... Le serveur : Very good choice ! Le serveur sort.
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Le serveur : Ils prendront quoi ? L'homme âgé : La porte si vous nous parlez sur ce ton ! La femme : Un triple whisky. Et vous... pa.... ? L'homme âgé (la coupant vivement) : Pa... ? Oui, papa ! Oui... heu.... Une verveine-tilleul-menthe. Le serveur : OK, les loulous... Sec, le triple sky ? La femme : Non, vous mettrez aussi un Prozac. L'homme âgé : Pardon ? La femme : Oui, tous ces deuils, ça donne faim. J'ai pris quatre kilos. Le serveur : OK, ma petite dame... (à l'homme âgé) Et lui, sa tisane, il la veut avec un citron ? L'homme âgé (se levant brusquement) : Jeune homme ! Jamais, on … ! Le serveur (faisant se rasseoir l'homme âgé) : Eh, le papy ! Il va se détendre ! Bon, allez, je vais voir les petits. (Il s'approche de la table de gauche. L'homme âgé se rassied et regarde son voisin de table qui le regarde en retour. Aucune réaction.) |
SCENE 4 : LES COUPLES PUIS LE SERVEUR
TABLE DE GAUCHE |
TABLE DE DROITE |
La jeune femme : Et toi, ton père... Tu l'as un peu... connu ? L'homme d'affaires : Ma mère l'a quitté quand j'avais 5 ans, c'est la dernière fois où l'on s'est vus... On est partis dans le Sud... Mais, ici, à Paris, je ne le voyais pas très souvent... La journée j'étais à l'école et, lui, la nuit... Enfin, tu sais... On en a déjà parlé... Et aujourd'hui, tous ces costumes... Bref. La jeune femme : C'est parce qu'il était drag-queen que ta mère... L'homme d'affaires : Oui... Je me souviens qu'il lui avait annoncé en lui chantant la chanson d'Aznavour... Tu sais... La jeune femme : C'était un artiste... Le serveur : Eh ! My darlings ! (Il pose le Vittel orgeat devant la jeune femme puis, lentement, déverse le contenu du verre de Pepsi sur le tête de l'homme d'affaires.) |
La femme (se levant) : Bon je vais retourner au cab.... L'homme âgé (la coupant vivement) : Arrête ! Je veux dire, ne pars pas. On n'a pas encore... La femme (se rasseyant) : Oui, il faut... attendre. L'homme âgé : Voilà, attendre... Le serveur entre. Il dépose les boissons sans mot dire devant la femme et l'homme âgé. Il tend un sandwich à la femme. Le serveur : Tiens, ton Prozac au jambon. (Puis, à l'homme âgé) Oui, patron, c'est un rituel avant d'entrée en scène. Le serveur se tourne vers la table voisine. La femme : Alea jacta est. |
SCENE 5 : LES MÊMES
TABLE DE GAUCHE |
TABLE DE DROITE |
L'homme d'affaires se lève brusquement et tente de chasser la boisson de son costume avant de regarder, effaré, le serveur. La jeune femme porte ses mains à sa bouche et ouvre de grands yeux horrifiés.
L'homme d'affaires : Mais... Mais... Vous êtes... vous êtes... complètement dingue, ma parole ! Le serveur (sans accent anglais) : Et vous, vous êtes aveugle ! L'homme d'affaires (surpris) : Moi ? Aveugle ? Mais... mais... quel rapport ? La jeune femme (dévisageant l'homme âgé) : Heu... Le porteur du cercueil ? L'homme d'affaires : Reconnu ? Mais... Pendant tout le temps de la chanson, il restera les bras ballants, regardant alternativement l'homme âgée, la jeune femme, qui restera assise, et le serveur et la femme.
L'homme d'affaires se rassied.
L'homme d'affaires (à l'homme âgé) : Je reconnais ta voix... Mais j'étais à ton enterrement ! La jeune femme : Remarque, ça expliquerait pourquoi ta mère s'est barrée comme une voleuse quand le cercueil a fait son entrée...
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La femme et l'homme âgé tournent ostensiblement la tête vers la table voisine et sont attentifs à ce qu'il s'y passe.
L'homme âgé (à l'homme d'affaires) : Car tu ne m'as pas reconnu. La femme se lève et se place à côté du serveur. Ils entonnent la chanson d'Aznavour « Comme ils disent » : J'habite seul avec maman Pour laisser maman reposer, Le travail ne me fait pas peur, L'homme âgé (s'étant levé à son tour) : Je suis artiste... J'ai un numéro très spécial, L'homme âgé (à l'homme d'affaires) : J'ai récemment perdu l'homme de ma vie... Et, en t'envoyant ton faire-part, j'ai remplacé son nom par le mien... pour te revoir... Le serveur (tendant deux billets à l'homme d'affaires et à la jeune femme) : Et vu que the show must go on, le patron vous invite à son spectacle. Tenez, c'est dans une heure. Vous parlerez après. Allez, venez. |